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Par une claire matinée de juin 1874 les magasins d'Amherst baissent leurs rideaux pendant qu'il se fait, dans le ciel au-dessus du village, un silence d'une demi-heure, comme celui qui arrive dans l'Apocalypse après que l'ange a rompu le septième cachet du livre. L'œil du cyclone se trouve dans la bibliothèque des Dickinson : un cercueil ouvert sur lequel Austin tout à coup se penche et, avec une fougue maladroite de jeune fille, baise le front granitique de son père mort. « Jamais je n'aurais osé faire ce geste de ton vivant », dit-il en se relevant et en reculant de trois pas, ahuri par sa propre audace. Le mort a reçu l'hommage sans frémir. Le cadavre remplit le notable à ras bord, les deux ne font qu'une immense colère taciturne, glacée et impuissante. Emily est dans sa chambre. Assise à son bureau, elle écoute les voix en bas, si douces qu'elle en est terrifiée et qu'elle ne descend pas contempler la statue de chair.
Deux jours plus tôt, le 16 juin, quelques heures avant que le cœur vermoulu de son père éclate sous les coups de bélier de la mort, Emily manœuvre pour éloigner sa mère et sa sœur : Edward doit partir dans l'après-midi à Boston et elle veut partager avec lui ces heures dont elle ignore qu'elles seront les dernières. Elle étourdit son père de paroles printanières, peu usuelles. Sa gaieté est assourdissante comme le chant d'un oiseau enivré par son propre appel sans fin relancé. Elle ne sait pas pourquoi elle dit ce qu'elle dit. Elle comprendra ce soir que sa joie donnait à son père l'indispensable nourriture pour son voyage dans l'au-delà. Quand vient l'heure mauvaise de la séparation, Emily accompagne son père à la gare. Le train part. Sa mort attend Edward à l'arrivée sur le quai, comme on prend réception d'un enfant voyageant pour la première fois sans ses parents.